Québec Yachting

Essai du Jeanneau 54

Louve de mer en liberté

Crédit photo : Gilles Martin-Raget.
Crédit photo : Gilles Martin-Raget.
Crédit photo : Gilles Martin-Raget.
Crédit photo : Andrew Winch Design.
Crédit photo : Andrew Winch Design.
Crédit photo : Andrew Winch Design.

L’allure d’un canis lupus, un profil de sagaie. Il y a de la louve de mer dans cette carène longue et basse, une sorte d’impétuosité en laisse derrière cette silhouette élégante. Le Jeanneau 54 semble être sorti des chantiers vendéens pour se tailler un territoire dans le paysage encombré des plus de 50 pieds. À le voir comme à le toucher, on lui découvre des arguments. Discrets mais déterminants et parfois déroutants. La coque d’abord. Ce grand fuseau à l’étrave roide, joliment dotée d’une légère cambrure, donne le sentiment d’un fauve sur le point de s’élancer. Ses hanches montrent des bouchains évolutifs assez furtifs qui augurent des sorties d’eau particulièrement fluides. Gage de vitesse et de stabilité. Un principe que les deux architectes du groupe, Marc Lombard pour Beneteau et Philippe Briand pour Jeanneau, déclinent à l’envi depuis cinq ou six ans. Les ouvertures à flanc de coque, qui restent de nos jours de taille encore modeste, les architectes n’ayant toujours pas trouvé un matériau translucide capable d’encaisser les contraintes à la mer sur de grandes surfaces, soulignent néanmoins la pureté des lignes générales. Sur le pont, en revanche, ils ont fait preuve d’un réel esprit novateur. Le principe de la bôme haute et du renvoi de grande écoute au maître-bau dégage un espace associant étroitement joie de manœuvrer et plaisir de naviguer. Les doubles barres à roue, souvent refoulées vers la jupe en repoussant du même coup le timonier plus ou moins coincé à son poste, sont cette fois plus respirables. Les sièges larges d’embase accueillent généreusement les gabarits les plus costauds, signe de déférence pour un poste qui est quand même généralement celui du propriétaire! On l’avait un peu oublié.

La plage de toutes les caresses

 Pour autant, l’équipage réuni dans le cockpit n’est pas sacrifié. La place est vaste et bien dégagée. Un réel patio sur l’eau. Personne ne peut craindre un coup de coude lors d’une manœuvre; d’ailleurs, les winchs électriques très bien positionnés (deux de chaque côté) épargnent à l’équipier des mouvements de manivelles appartenant définitivement au passé. Ce qui laisse deux banquettes, véritables canapés encadrant la descente, offrir de merveilleux asiles aux passagers protégés du vent sur trois côtés. Rare privilège. Qu’on retrouve en plus spacieux si possible sur le pont avant. Là, c’est à l’abri des regards et même des ardeurs du soleil que les belles du bord se laisseront caresser par la brise.

L’équipement est pensé pour satisfaire toutes les circonstances d’une croisière. À commencer par les chandeliers de coupée, assez écartés pour laisser passer sans encombre sacs ou valises, voiles et avitaillement. Les taquets repliables sur le pavois ajoutent à l’élégance en proposant de solides points d’amarrage. Les chaumards sont aussi bien placés à l’arrière que correctement dimensionnés. On peut se doter d’un pataras hydraulique en option, mais la patte d’oie montée d’origine suffit à contrôler le cintre tant qu’on ne se met pas en tête de faire du mât une arbalète. Les passages d’écoutes vers l’avant sont bien visibles et guidés avec sûreté par des yeux le long du passavant, lui même assez large pour que la circulation s’organise sans contorsions déplaisantes.

Piscine en poupe

En route, le 54 efface la vague avec aisance et un silence illustrant à lui seul la pertinence d’une carène qu’on sent frémir de puissance. Dans sa version quille longue de 2,24 m, il est étonnamment peu « gitard », très stable dans ses lignes et aussi précis et doux à la barre qu’un dériveur léger. Naturellement, la longueur de flottaison interdit les réactions immédiates, au portant en particulier, mais on ne s’attend pas à mener un déplacement de 17 tonnes comme une marionnette sous la ficelle. Le 54 est en revanche très véloce au près et suit les commandes de barre à la seconde. Ce n’est pas un bateau de régate, mais on devine qu’en course croisière, il pourrait figurer sans effort dans un honorable milieu de flotte.

À l’escale, le 54 dispose ses atouts sans ménagement. La plage arrière est soigneusement priée de ressembler à une rampe de piscine miroir, les bossoirs destinés à mettre l’annexe à l’eau s’effacent (option) et le pédiluve joue avec les frises de vague dans l’allégresse. Si d’aventure le soleil darde un peu trop, le bimini surdimensionné (on peut choisir la couleur) se charge d’assurer une protection californienne. Ce bateau est une sorte de beach boat qui commence à aboutir et les équipiers relégués au rang de passagers pour cause de technologie avancée ne s’en plaindront pas.

Salon plus que carré

Forcément, au vu d’un tel luxe de détails bien pensés, on a envie d’aller visiter le cœur de la bête pour voir si le ramage vaut le plumage. Avec la secrète envie de dénicher un défaut ici ou là. Peine perdue côté agencement. Il existe au moins cinq versions du 54, de deux à cinq cabines. Soyons honnêtes, dans la version maxi, ce sont surtout des ajouts d’enclaves confortables mais destinées à des ados surnuméraires ou une paire de routards convertis en équipiers. Lesquels n’ont pas à se plaindre. Lavabos personnels et rangements de même facture que ceux du propriétaire sont faits pour donner du cœur à l’ouvrage.

La version qui a ma préférence est naturellement celle à deux cabines. Elle donne le maximum d’espace pour la vie commune. Une fois passé la très confortable échelle de descente avec ses commissures de marches relevées (pour ne pas perdre pied à la gîte), on accède à ce qui est désormais un salon-salle à manger plus qu’un carré. Le ton général des couleurs est un peu mode et il est à craindre que la fugacité du genre ne fasse dater l’ensemble dans quelques années. Les angles du mobilier sont, à mes yeux, un peu vifs, dépourvus de ces arrondis rassurants bizarrement délaissés. À ces détails près, la circulation est très fluide, les mains courantes efficaces et le plan de travail de la cuisine parfaitement pensé. Dans la valse des options (un délice de promesses), on se prend à rêver d’installer tout à la fois lave-linge et sèche-linge (lavage : quinze minutes, essorage : cinq minutes), lave-vaisselle et four à micro-ondes. En revanche, aussi en option, le réservoir d’eaux noires : ce qui est regrettable. Les deux cabines, guest host et propriétaire, feraient rêver Cléopâtre. Ce Jeanneau 54 a les moyens de répondre aux ambitions de ses architectes et peut-être de laisser monter un léger frisson d’orgueil dans l’œil de son heureux propriétaire.

CARACTÉRISTIQUES PRINCIPALES

MOTORISATION :
Yanmar de 75 ch.

SPÉCIFICATIONS GÉNÉRALES
Longueur hors tout : 53 pi / 16,16 m
Largeur : 16 pi 1 po / 4,92 m
Déplacement lège : 37 840 lb / 17 164 kg
Tirant d’eau : 7 pi 4 po / 2,24 m
Réservoir d’essence : 63 gal / 240 litres
Réservoir d’eau : 191 gal / 724 litres
Cabines : 2-3-4-5-6
Surface totale de voilure : 1195 pi2 / 111 m2

Par Thierry Montoriol d’Entrayigues

*Cet essai a été publié dans la parution Essais 2016 de Québec Yachting.