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Décès du pompier Pierre Lacroix lors d’une opération de sauvetage d’une embarcation de plaisance dans les rapides de Lachine : quelle responsabilité attribuer au comportement des plaisanciers à l’origine de l’intervention?

Rapides de Lachine. Crédit photo : Pitofotos, Shutterstock.

L’accident qui a coûté la vie au pompier Pierre Lacroix le 17 octobre 2021 a fait l’objet d’une enquête publique dirigée par la coroner Gehane Kamel. Au cours des dix jours d’audience de nombreux témoins ont été entendus et plusieurs causes contributoires ont été identifiées. Voici le rapport détaillé de la coroner accompagné de plusieurs recommandations à l’intention du Service de sécurité incendie de Montréal, de la Ville de Montréal et des autres municipalités riveraines ainsi qu’à la Garde côtière canadienne. Les procédures de recherche et de sauvetage ont été rigoureusement examinées, notamment l’évaluation du risque d’intervention dans la zone d’eaux vives des rapides, les équipements appropriés pour le faire, la méthode de travail à mettre en œuvre, les procédures de communication et surtout la formation des intervenants.

Au-delà de toutes ces considérations, il apparait évident que la cause première de l’événement, soit le premier maillon de la chaîne des causes, interpelle toute la collectivité des plaisanciers. L’examen des faits ayant conduit au décès d’un sauveteur suscite une légitime interrogation sur la responsabilité des deux plaisanciers et de leur conduite insouciante. Il est très probable que, dans la formulation de ses recommandations, la coroner s’adressera aussi à l’ensemble des plaisanciers du Québec.

Le fil des évènements

Alors qu’il est à la dernière étape de l’achat d’une embarcation de plaisance d’occasion, un plaisancier procède à un essai sur l’eau afin d’en vérifier le bon fonctionnement. Le test se déroule sur le lac Saint-Louis, en face de Lachine, dans la zone où le courant débute son accélération vers les rapides de Lachine.

L’embarcation d’environ 19 pieds de longueur est propulsée par un moteur de type sterndrive (I/O). La navigation débute peu après le coucher du soleil, sans la présence du vendeur. Le plaisancier n’a pas obtenu d’expertise mécanique préalable et il n’a qu’une très faible connaissance des particularités du plan d’eau. Il fait appel à une amie pour l’accompagner lors de cette courte sortie; les deux sont détenteurs d’une carte de conducteur d’embarcation de plaisance obtenue en 2013, alors qu’ils étaient étudiants au niveau du troisième secondaire.

Au moment de la mise à l’eau à la descente de Lachine, vers 18h30, le ciel est assez nuageux, les vents d’ouest soufflent à environ 17 km/h et le soleil s’est couché à 18h03. Les deux plaisanciers sont chaudement habillés.

Après avoir tourné environ dix minutes, le moteur surchauffe. Le capitaine/conducteur éteint l’engin et attend une vingtaine de minutes avant de tenter de le redémarrer, sans succès. Bien que l’ancre ait été mouillée, le bateau dérive avec le courant et se retrouve sous le pont Honoré-Mercier. Le moteur redémarre enfin, mais surchauffe à nouveau quelques instants plus tard.

Contacté par téléphone mobile, le vendeur n’offre aucune solution alternative. L’embarcation poursuit alors sa dérive vers les rapides de Lachine qui demeurent invisibles dans l’obscurité. Les autres tentatives pour redémarrer le moteur demeurent vaines. La décision de contacter le centre d’urgence 911 par téléphone mobile est prise à 19h05.

L’appel est relayé vers le Centre de sauvetage maritime de la Garde côtière canadienne, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et le Service de sécurité incendie de Montréal (SIM). Ce dernier affecte immédiatement différentes ressources à cette mission, dont l’escouade nautique de la caserne de Lachine. De son côté, la Garde côtière canadienne affecte également d’autres ressources. Les deux plaisanciers désemparés ne réalisent pas encore l’ampleur de la situation.

Les eaux des rapides de Lachine. Crédit photo : RLS Photo, Shutterstock.

L’embarcation en difficulté qui a été repérée à partir de la berge par les policiers du SPVM dérive alors vers la section d’eaux-vives des rapides de Lachine. Malgré l’obscurité, l’embarcation des pompiers de Lachine parvient rapidement sur les lieux. Des manœuvres sont alors entreprises afin de se rapprocher de l’embarcation en difficulté, mais les deux embarcations se retrouvent dans une section de puissants remous. Dès les premiers instants de la manœuvre, l’embarcation des pompiers chavire à l’entrée de la zone d’eaux-vives. Un décompte de la part des sauveteurs permet de constater que le pompier Pierre Lacroix manque à l’appel. L’embarcation de plaisance franchit les rapides sans chavirer et ses occupants parviennent à rescaper deux pompiers naufragés (après la réussite d’un redémarrage temporaire du moteur) alors que le troisième est repêché par une autre embarcation du Service des incendies. Toutes les personnes impliquées dans l’accident sont alors évacuées vers différents hôpitaux.

Des recherches à grande échelle impliquant des hélicoptères de la Sûreté du Québec et de la Garde côtière canadienne, le module nautique du SPVM, des unités de la Garde côtière auxiliaire canadienne et des chercheurs à pied le long des rives se poursuivent toute la nuit pour tenter de retrouver le pompier manquant à l’appel qui portait obligatoirement un vêtement de flottaison individuelle (VFI). L’embarcation chavirée a dérivé pour s’immobiliser à l’est de l’île aux Hérons, retenue par un haut fond. Une investigation plus poussée permet de retrouver le pompier Pierre Lacroix sans vie tôt le lendemain matin, sous l’embarcation chavirée.

Les limites de la carte de conducteur d’embarcation de plaisance

Lors de l’enquête du coroner, un collègue pompier membre de l’équipe d’intervention a relaté que durant la courte période de transit entre la caserne et la descente de mise à l’eau de Lachine tous écoutaient les informations échangées sur le réseau de radiocommunication. De manière unanime, les sauveteurs se demandaient ce que faisaient des plaisanciers à un pareil endroit au mois d’octobre à la nuit tombée? Un grand nombre de plaisanciers familiers avec les conditions du lac Saint-Louis à la hauteur de Lachine se sont posés la même question.

Même si l’embarcation de plaisance transportait tous les équipements de sécurité prescrits par le règlement, le savoir-faire de l’équipage était plutôt déficient.

Nous voici en présence de deux jeunes adultes détenteurs d’une carte d’embarcation de plaisance obtenue une dizaine d’années plus tôt, mais sans aucune expérience pratique. Ils s’aventurent pourtant sans hésitation dans une sortie sur un plan d’eau qu’ils ne connaissent pas à l’automne et à la tombée du jour.

La carte de conducteur d’embarcation de plaisance, qui fait malheureusement l’objet d’une mauvaise perception populaire, est assimilée par certains à l’équivalent d’un permis de conduire pour un véhicule routier. Il s’agit d’une mauvaise comparaison qui ne reflète pas la réalité.

Les permis de conduire automobile sont obtenus à la suite de l’obtention d’un permis d’apprenti conducteur qui doit être suivi avec succès d’un cours de conduite. Viendra ensuite la réussite des examens théoriques et pratiques de la Société de l’assurance automobile du Québec. De plus, les permis sont émis selon les catégories de véhicules : motos, automobiles, camions légers, camions lourds, autobus, ambulances, etc. Le permis de conduire est renouvelé annuellement. La délinquance en matière de conduite routière est assujettie à un système de points de démérite dissuasif. Enfin, la SAAQ exerce une surveillance accrue de l’état de santé et/ou de l’âge des titulaires.

Lors de son introduction, en 1999, l’obligation légale de détenir une carte de conducteur d’embarcation de plaisance n’a jamais été envisagée par Transports Canada comme l’équivalent d’un permis de conduite automobile. Il s’agit d’une obligation pour le titulaire de détenir cette preuve de compétence qui confirme qu’il a eu accès à un minimum d’informations générales sur la réglementation de la navigation de plaisance. L’obligation s’applique pour la conduite de toutes les embarcations motorisées sur tous les plans d’eau. Il est important de noter qu’avant juillet 1999, il n’y avait aucune réglementation précisant le niveau de connaissances requises.

De nos jours, presque toutes les cartes d’embarcation de plaisance sont émises par l’entremise d’une session en ligne d’une durée de trois heures minimum. Les sites des entreprises accréditées par Transports Canada sont parvenus au fil du temps à un haut niveau d’excellence; ils mettent en œuvre toutes les techniques de pédagogie moderne pour l’apprentissage en ligne. L’encadrement de Transports Canada pour ce programme comprend la présentation de 260 exigences en matière de connaissances générales. On est cependant en droit de s’attendre de la part d’un plaisancier responsable qu’il approfondisse et maintienne à jour ses connaissances selon les caractéristiques du plan d’eau qu’il fréquente. À titre d’exemple, un plaisancier qui pratique son sport favori sur un petit lac ou une rivière n’aura pas à démontrer le même savoir-faire qu’un plaisancier qui navigue sur des plans d’eau en présence de navires commerciaux, ou encore dans une zone où les courants influencent notablement la route des embarcations.

L’objectif du programme qui encadre l’obtention de la carte de conducteur d’embarcation est de stimuler la pratique responsable du nautisme et de susciter un certain intérêt de la part des nouveaux plaisanciers à perfectionner leur savoir-faire et surtout à le maintenir à jour.

La réglementation au-delà de l’obligation de détenir une carte de conducteur d’embarcation de plaisance

Le Règlement sur les petits bâtiments précise clairement que le conducteur d’une embarcation de plaisance doit toujours être apte à prendre toutes les mesures raisonnables pour assurer la sécurité de celle-ci et des personnes à bord. Il doit se comporter de façon prévoyante et vigilante tout en faisant preuve d’une considération raisonnable pour autrui.

Donc, il est clair que « des mesures et des considérations raisonnables » sont des actions prises par un capitaine/conducteur d’embarcation habile et prudent qui connait les limites opérationnelles de son embarcation et les caractéristiques de la zone de navigation. Discernement et bon sens commandent ses actions.

La personne aux commandes doit démontrer son aptitude à adapter sa conduite aux conditions maritimes changeantes et au degré de difficulté dans l’environnement immédiat de son bateau : force et direction du vent et des courants, visibilité, profondeur d’eau disponible, identification de tout ce qui peut représenter une entrave à la navigation, interprétation du balisage, présence d’autres personnes sur le plan d’eau, choix de la vitesse et de la distance de sécurité lors du croisement avec une autre embarcation.

Vue aérienne des environs du pont Honoré-Mercier. Crédit photo : Patrick Lauzon Photographe, Shutterstock.

La responsabilité de tous les plaisanciers

Tous les plaisanciers doivent obligatoirement appliquer la réglementation à défaut de quoi ils s’exposent à des conséquences. La Loi de 2001 de la marine marchande, mandate les policiers, agissant à titre d’agent de l’autorité, pour assurer la surveillance et d’interpeller les contrevenants.

Devant le constat d’un tragique accident, un changement d’attitude et de comportement s’impose. La tendance naturelle serait certainement de blâmer l’insuffisance des connaissances requises pour l’obtention de la carte de conducteur d’embarcation de plaisance; ce serait donc encore la faute du gouvernement! Il sera même suggéré par certains de créer un système de carte de conducteur d’embarcation qui s’inspire du permis de conduire automobile, selon la taille des bateaux et même d’ajouter une distinction de qualification selon les particularités des plans d’eau et les zones de navigation, comme pour les brevets de navigation en vigueur dans la marine commerciale. Il ne faut pas rêver, le législateur n’adoptera pas cette orientation dans un avenir rapproché.

Dans l’immédiat, c’est plutôt la responsabilisation personnelle des plaisanciers qu’il faut invoquer. La personne aux commandes d’un bateau est responsable de la sécurité de la navigation. La réglementation maritime fait confiance au bon jugement du conducteur d’embarcation. Chacun est donc responsable du perfectionnement et du maintien de son savoir-faire par l’intermédiaire d’un processus personnel de formation et de mise à niveau adéquat. Il s’agit d’une démarche qui peut inclure des formations disponibles auprès d’organismes spécialisés ou encore des lectures et des recherches personnelles, voire des échanges avec des navigateurs aguerris. L’important c’est la volonté d’apprendre!

Lors de l’enquête de la coroner, les personnes présentes ont toutes été profondément touchées par les témoignages du capitaine/conducteur de l’embarcation à l’origine de l’événement et de son équipière. Les deux plaisanciers ont raconté leur histoire avec beaucoup de franchise. Ils ont exprimé leurs regrets, car, depuis l’événement, ils ont constaté le niveau et la gravité des conséquences de leur imprudence. C’est avec beaucoup d’humilité qu’ils se sont adressés aux membres présents de la famille Lacroix, endeuillés et tristes. La famille Lacroix a contribué au déroulement de l’enquête avec beaucoup de courage, de générosité et de dignité.

Toutefois, des questions en suspens permettent de soulever quelques doutes quant à l’absence du propriétaire/vendeur de l’embarcation lors de l’essai sur le lac Saint-Louis : dans qu’elle mesure s’est-il comporté comme une personne responsable, soucieuse et raisonnable dans le déroulement de la transaction avec l’acheteur? S’il avait été présent lors de l’essai au lac Saint-Louis, aurait-il pu intervenir pour éviter la défaillance du moteur?

Un événement fatal porteur d’une leçon de sagesse

La mort du sauveteur dans les rapides met en évidence l’importance de la responsabilité des plaisanciers en matière de sécurité nautique et de navigation. Ce malheureux événement devrait permettre à chacun de faire sa propre prise de conscience quant à son savoir-faire de marin plaisancier. Il appartient à tous de s’engager à faire les efforts nécessaires pour combler ses déficiences et ainsi contribuer à l’élimination des comportements téméraires et insouciants.


*Mise à jour du 9 mai 2023 : 

Voici la recommandation qui tombe à la toute fin du rapport de Gehane Kamel (page 36) :

À Transports Canada 

Revoir l’encadrement législatif et réglementaire quant à l’obtention de la carte de compétence de plaisanciers et le contenu de la formation associée et de l’examen y donnant droit.


Par André M. Benoît, spécialiste en sécurité de la navigation

*Cet article a été publié dans le Vol. 46 No. 2 de Québec Yachting. Abonnez-vous, c’est GRATUIT!

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